L’ECAILLE D’ARGENT

CYCLADES103

C’est un jour d’orage, un de ces orages d’été qui dévastent les champs et les récoltes, s’abattent par un ciel lourd et noir, et font tomber la nuit à trois heures l’après-midi.

Le petit garçon est au bord du ponton. Il pêche. Son père lui a dit que dans le fleuve, les soirs d’orage, on peut apercevoir le silure, l’énorme poisson, roi du fleuve qui peuple l’imaginaire des hommes riverains.
Les roses-thé, couleur de la peau nue, et de pêche au printemps courbent la tête, sous les premières bourrasques.
Les premières gouttes commencent à tomber,. Une pluie diluvienne s’abat sur les labours. La terre s’ouvre, Dans la lourdeur de l’air de l’après midi, ses exhalaisons dégagent l’odeur du sexe mouillé d’une femme après l’amour
Il fait sombre dans la grande maison recroquevillée au fond de l’impasse.
C’est une large bâtisse, imposante, cachée, entre la maison d’un assassin et celle plus petite du pêcheur professionnel du hameau.
Les chiens d’habitude si bavards se sont tus, effrayés par la force de l’orage.
La masure de l’assassin est déserte, il est en prison, il a tué son fils, d’un coup de fusil, un soir comme celui là.
L’homme, un rustre lourdaud, est arrivé, aviné et fou de rage, le fusil chargé braqué sur son fils. Rendu dément par l’alcool, il pensait que Jerry avait désiré sa petite amie . l’esprit embrumé, le père a levé son fusil et à bout portant a déchargé la chevrotine sur la poitrine de son fils qui lui ouvrait sa porte.
Jerry, tout ensommeillé de sa sieste, les bébés dormant à l’étage, est mort sur le coup.
On dit que les esprits des morts restent sur les lieux de leur mort, quand celle-ci est brutale.
Celui de Jerry, hante la maison que personne n’a jamais tenté d’acheter.
Sa femme et ses enfants y sont restés, le spectre de leur père leur tient compagnie les soirs d’orage.
Les enfants, deux jumeaux, un frère et une sœur, ont grandi, perturbés, par cette mort brutale .
Même s’il leur donnait des “tornioles” parfois, Jerry prenait soin d’eux et formait avec leur mère un couple relativement assorti.
Les petits sont restés ” enfants », immobilisés dans l’ enfance.
“Deux pour le prix d’un” dit leur mère. Les psychologues ont parlé de développement entravé par le drame. Dans le village on les considère comme simplets, une tête pour deux corps, dit-on en plaisantant.
Toujours ensemble, faisant tout à deux, un jour ils ont fait l’amour.
Leur mère,ne voit rien de mal à ce que ses deux enfants dorment dans le même lit, depuis tout petits.De toute façon, elle ne perçoit rien, traînant une mélancolie définitive, elle erre perdue et hagarde dans la maison hantée.
Elle parle à Jerry et finit par penser qu’il est toujours vivant.
Jusqu’à ce que la petite fille, Eléonore, à l’âge de 12 ans, tombe enceinte .
Elle porte un enfant , une petite fille mais le bébé est malformé. Elle a les yeux écartés comme des yeux de poissons, elle n’a pas de poumon, mais des embryons de branchies, ses doigts sont palmés. La petite fille est atteinte de la malédiction des enfants du fleuve. Elle s’avère incapable de respirer, l’air du dehors. Anna, que sa grand mère garde dans un caisson étanche empli d’eau, au milieu du salon, l’enfant-poisson, meurt à l’âge de trois mois, un soir d’orage, en été, trois mois jours pour jour après la mort de Jerry.

Sur les bords du fleuve, on raconte que les enfants-poissons sont maudis, ne pouvant vivre ni dans le monde des hommes ni dans celui des poissons, ils entraînent avec eux, les enfants des hommes, pour les noyer au fond des eaux du fleuve. On raconte aussi que le Silure, le Roi du fleuve demande son tribu d’âmes aux hommes riverains.
Chaque année, depuis le meurtre de Jerry, le roi des silures demande une âme d’enfant à emmener au fond de l’eau .
Alors à chaque orage, chaque été depuis le drame, le poisson-roi vient prendre son du, et emmener au fond de l’eau un enfant .
Chaque année, le peuple de l’eau donne un enfant pour payer la mort de Jerry jusqu’a ce que le roi trouve son héritier.
Sur les rives du fleuve, les hommes perdent leurs enfants…

L’enfant est reste au bout du ponton. Le fleuve étincelle, ses eaux d’argent étales, immobile , retenant son souffle, le fleuve attend son heure.
Le gros poisson a jailli, sous l’orage alors que le petit garçon se tournait vers son seau d’appâts pour recharger sa ligne.
Le gros poisson a sauté jusque sur le ponton aux pieds de l’enfant ébahi.
C’est un silure, un de ceux qui connaissent tous les secrets du fleuve depuis la nuit des temps, un poisson immortel, dont on dit qu’ils peut parler, les nuits d’orage.
L’enfant se tait . Il écoute le roi des poissons lui raconter les sortilèges du fleuve, comment ne pas tomber depuis les berges boueuses, comment éviter les sables mouvants, comment ne pas se laisser prendre dans les eaux tourbillonnantes des siphons, comment ne pas se faire happer par les herbes traîtresses des bords de l’eau, comment ne pas se faire piquer par les serpents d’eau qui se glissent dans le courant pour mordre les amants imprudents qui laissent traîner leurs mains dans l’eau, depuis les barques nonchalantes.

L’ enfant entend l’orage et la voix du poisson-roi du fleuve. Pendant que les nuages pleurent et noient les labours sous une pluie battante, le petit garçon et le silure parlent.

Le roi du fleuve lui raconte tous les maléfices. Le petit garçon à froid sous l’orage, il ferme les yeux et s’endort couché sur le ponton de la maison du bord de l’eau.
Le petit garçon dort et écoute le poisson qui parle dans ses rêves.

Au petit matin, L’orage est passé, le père du garçon l’a emmené dans son lit , dans sa chambre de la maison du bord de l’eau. Au plafond de la chambre, il y a les constellations et sur le mur derrière son lit, il y a un gros poisson que l’enfant dessine dans son sommeil. La fresque est presque vivante, le roi des poissons a des reflets vert irisé, sur le mur bleu, et se confond avec le rêve de l’enfant.
Le petit garçon pense que son dessin , les soirs d’orage s’anime et lui parle dans ses rêves.
Il ne sait pas que les soirs d’orage, son père le retrouve toujours au bout du ponton, avec sa canne à pêche, pour pêcher sous la pluie…
Ils vont attendre la jeune fille à la deux chevaux bleue qui va venir les voir. Le père du petit garçon est amoureux, la jeune fille aussi. Le petit garçon se sent un peu seul les soirs où la jeune fille et son père sont là, les soirs d’été. Alors il prend sa canne à pêche et il va pêcher au bout du ponton, attendant son ami le silure.

C’est un matin d’été, le ciel est bleu d’acier, le silure est reparti dans les eaux languides du fleuve.

Le petit garçon regarde, dans le creux de sa main, l’écaille d’argent du roi du fleuve. Une écaille d’argent au fond de sa main, et entre ses doigts des palmes, ont poussé, à côté de l’écaille d’argent, de la première écaille d’argent du prince du fleuve.
Une écaille d’argent contre la promesse de partir un jour au fond du fleuve, retrouver le poisson roi, le silure roi des eaux et des berges . Une écaille d’argent, et les hommes retrouveront la paix au bord du fleuve. Une écaille d’argent et les enfants cesseront de mourir au bord de l’eau.
Le poisson-roi du fleuve a trouvé son petit prince.

SARAH-LOUP

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2 Commentaires

  • Reply
    sylvie arditi
    17 mai 2015 at 17 h 03 min

    Tres joli conte où se rencontrent les habitants de l’imaginaire de Sarah Loup

    • Reply
      sarahloup
      17 mai 2015 at 18 h 11 min

      merci beaucoup sylvie, à très vite

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