LES AMANTS DE ST JEAN

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La ville est plongée dans la brume. Ce soir de novembre, les rues désertes balayées par le vent, laissent passer de grands courants d’air, qui s’engouffrent entre les portes disjointes des hautes maisons basques.
Autour du petit port recroquevillé sur les bords de la Nivelle, les immeubles du bord de l’eau, résistent aux secousses répétées du vent du large, du “noiroit” , qui s’élance à l’assaut de la petite ville, si riante l’été, si désolée l’hiver.
Sarah resserre les pans de son manteau autour de son jean délavé et d’un pull en laine bleue marine. Elle dirige ses pas vers les quais où, à la saison, les habitants viennent saluer les thoniers en partance pour les eaux de pêche lointaine, ou au contraire accueillir ces même navires lorsqu’ils reviennent, les flans chargés de poissons de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Sarah aime le ballet des mouettes qui accompagnent le sillage des bateaux et leurs capitaines lorsqu’ils se tiennent fiers et heureux, à la prou de leur embarcation, entrant lentement en hoquetant dans le petit port, passant derrière la digue sur laquelle cassent les vagues, pour se réfugier dans les eaux calmes de St Jean de Luz.
Une manœuvre délicate pour aborder en jouant astucieusement des deux moteurs, et faire faire du sur place au bateau afin d’accoster sans heurt au quai sur lequel l’attend Sarah.
Beniate sourit, son bateau se range doucement à côté des collègues. Un léger dernier heurt, Sarah saute à bord et se précipite dans ses bras , respirant avec délice l’odeur salée d’iode et de tabac blond, de son pêcheur de mari.
Il rit en la faisant tourner , elle s’accroche à lui, se suspend à son cou, leurs cheveux de la même couleur , miel mâtiné de brun tendre, se mélangent. Il l’entraîne au fond de la cabine et là, au petit matin, avec les cris des mouettes qui se battent pour les poissons rejetés à la mer par les autres thoniers qui apurent leur pêche, Béniate l’embrasse à bouche que veux-tu, la porte sur une couche formée des cordages embarqués à la va vite. Elle se laisse faire et accueille le corps fourbu et salé de son époux, en elle. Elle veut un enfant de lui, elle est féconde en ce moment, elle le sait, ils font l’amour là, avec le ciel du matin pour horizon, les piaillements des mouettes et le balancement du bateau , l’odeur des poissons péchés et de l’huîle de cale. Elle l’aime , a envie de lui , lui d’elle.
Sarah et Béniate, s’aiment, en silence, et en riant.
Les premiers clients arrivent sur le petit port, le jour se lève à peine. Les marins sont partis dans les petits bistrots autour du port, prendre un café ou un petit blanc pour ceux qui ont passé une nuit de veille, sur les bateaux pour rentrer sains et saufs . “Les amants de St Jean de Luz”, comme tout le port les appelle, sont presque seuls au monde.
C’était au mois de mars, il y a huit mois et demi…

Aujourd’hui, en cette heure tardive de fin d’après midi, le vent mugit en s’engouffrant dans les rues désertes. Les vagues cassent sur la digue éclaboussant de leur rage vaine les rochers amoncelés pour résister aux assauts déchaînés de l’océan.
Sarah dirige ses pas vers le port. Elle débouche de la rue principale, marchande et noire de monde l’été, déserte et sombre en cette fin du jour de novembre, traverse la place avec le square à musique silencieux et vide, pour aller se promener au bord du quai.
Tendue, elle regarde vers le large, l’océan mugissant, l’écume blanche des vagues qui grimpent à l’assaut de la digue.
Inquiète, elle espère le retour de Béniate dans la nuit, au plus tard au petit matin.
Ses collègues sont tous rentrés, un à un. On annonce une tempête pour la nuit, Sarah a peur, “et s’il ne rentrait pas, et si la tempête lui prenait Béniate, son amour de St Jean, et si…”
Elle arrête ses pensées vagabondes et décide de poursuivre sa ballade bien que le temps et son état ne s’y prêtent pas trop.
Elle aime les tempêtes. Elle en connaît les dangers pour les marins. Sur la terre ferme, à l’abri des murs rassurants des maisons du village, elle aime écouter mugir le vent et la pluie, les nuits d’orage.
Mais là, elle a peur.
Elle met ses mains autour du ventre gonflé par l’enfant qu’elle attend, pour rassurer le petit être qui fait la sarabande dans son ventre. Elle ressent les coups de pieds amortis par l’eau utérine et encore une fois éprouve la sensation d’avoir un aquarium et un poisson dans le ventre.
Elle espère que Béniate sera là à temps pour la naissance prévue dans les prochaines semaines .
Garçon ou fille, ils n’ont pas voulu savoir, c’est leur premier né, le bébé de l’amour le fruit de l’ étreinte du printemps dernier, peut être celle dans le bateau ou les autres, lorsque Béniate est resté à la maison pendant deux mois entiers, immobilisé par un accident domestique tout bête. Voulant changer une tuile, il est tombé du toit de leur maison, se cassant la jambe, retardant ainsi de deux mois son départ pour le golfe de Biscaye, compromettant la saison de pêche, contraint d’aller où le poisson abonde mais où la concurrence reste rude et sans pitié.
Béniate s’est vu interdire par le docteur tout départ de pêche, avant complète rémission.
Sarah a pu goûter son mari à la maison, pendant deux mois, savourant le plaisir quotidien de lui préparer des petits plats lors de son retour des cours donnés à l’école maternelle.
Sarah est la maîtresse de l’école maternelle du quartier. Chaque jour, elle retrouve les visages chafouins et enrhumés des gamins attentifs ou distraits, des mamans souvent soulagées de laisser un peu leur progéniture à d’autres pour aller travailler.
Sarah aime son métier, et elle aime encore plus Beniate.

Ce jour la, en arrivant sur le port, son regard est attiré vers un objet tombé dans une flaque d’eau boueuse. Un petit carnet de cuir marron , gorgé d’eau, fermé d’un élastic .
Sarah se penche et ramasse l’objet. Elle le tourne et le retourne dans ses mains, remarquant à l’angle presque effacé par le cuir vieilli et tanné, une coquille est gravée , symbole des chemins de st jacques. Intriguée, elle le glisse dans sa poche décidant de l’ouvrir ce soir lorsqu’elle sera rentrée chez elle, bien au chaud dans leur maison .
Elle sourit à l’image qui se présente à son esprit, lorsqu’elle s’est baissée pour ramasser le carnet abandonné.
Elle a le même geste que sa grand mère.
Sa grand mère chérie, qui bien avant la mode, à plus de soixante dix ans, portait aux pieds, des chaussures de jogging, des Nike-air, qu’elle avait ramassées dans une poubelle. Sa grand mère , avait la manie de faire les poubelles, pas parce qu’elle ne pouvait pas s’offrir des chaussures neuves, mais parce qu’elle ne voyait pas la nécessité d’en acheter des neuves puisqu’il y en a tant de disponibles dans les poubelles des quartiers chics.
Sarah se rappelle le mouvement furtif , et précis du corps de son aïeule, qui se penche sur l’enchevêtrement d’affaires débordant d’une poubelle d’où dépassent, faisant une tâche de mauvais goût, dans ce quartier tranquille et calme de la banlieue de St Jean de Luz, deux chaussures d’un orange fluo , tape à l’œil , jurant sur le fond vert des herbes coupées de la pelouse du jardin d’une grande maison basque.
Le corps penché en avant, sa grand mère scrute le contenu des poubelles de cette demeure cossue.
Sarah sourit à cette évocation, caressant d’un geste machinal le carnet détrempé dans la poche de son vieil imperméable. Ses doigts raclent le cuir vieilli, s’attardent autour de la coquille gravée.
Sarah se demande ce que contient le carnet, des notes sans doute, des adresses, qu’un pèlerin aura oublié.
Sarah sourit . il évoque aussi le petit carnet dans lequel elle rangeait, jeune fille, les poèmes d’amour qu’elle recopiait et les citations qu’elle glanait ici ou là, au gré de ses lectures et de celles de ses copines.
Arrivée au bord du quai balayé par le vent, elle décide de poursuivre sa promenade en longeant la grande plage de sable bordant la baie , pour aller rendre visite à la petite chapelle de sainte barbe, perchée solitaire,et désuète, sur la langue de terre qui ferme la baie.
Sarah suit la promenade déserte en cette après-midi de novembre.
Elle se laisse aller à rêver au bébé. Îls espèrent un garçon, Béniate et elle, ont envie d’un bébé joufflu aux yeux vifs, alerte, curieux de la vie, comme ceux qu’elle accueille dans sa classe chaque matin.
Ils s’appellent Simon, Pierre, Marco, Emeline, Eléonore,, Nathan…ils sont bruyants, endormis , maladroits souvent. Avec l’aide maternelle, elle les place en petits groupes autour des tables de couleurs vives et commence les activités du matin.
Elle sourit , elle aime les enfants.
Les mains autour de son ventre gonflé, elle sent le ballottement du bébé dans son univers marin, et se demande si Béniate va rentrer à temps pour l’accouchement.
Ses mains enserrent le carnet de cuir au fond de sa poche, écornant les pages.

Elle arrive bientôt aux environs de la petite chapelle.
Celle ci toute blanche se dresse, dernier rempart avant l’océan immense et l’infini du ciel, à perte de vue.
Soudain, alors que Sarah parvient avec difficulté en haut de la petite colline où se dresse la chapelle, une cloche se met à sonner.
Un son grêle , fragile d’abord puis de plus en plus insistant, par moment masqué par les grondements du vent.
Sarah haletante, s’immobilise.
Sainte Barbe est désaffectée, à sa connaissance, la cloche ne sonne jamais, et d’ailleurs elle ignorait qu’il y en eut une.
Inquiète Sarah prend conscience que l’endroit est désert, écarté de la ville, battu par le vent, qui hurle sur les chemins vides.
La petite chapelle désolée est devant elle.
Sarah se tourne vers le large et voit arriver droit sur elle, une tornade mugissante, une colonne noire et tourbillonnante qui fond sur elle.
Épuisée par l’effort fait pour gravir le morne, affolée par l’imminence du danger, elle se précipite à l´interieur de la petite chapelle.
Au dedans, tout est calme, blanc, immaculé.
Seule, lancinante et obstinée, la cloche sonne…
Alors lui revient en mémoire, la légende de Sainte Barbe.
Sainte Barbe est la patronne des marins perdus en mer et dont le corps sans sépulture repose au fond des océans.
Quand la cloche se met à sonner, l’esprit d’un marin revient du large pour entraîner dans les flots un marcheur imprudent qui s’est aventuré sur la digue.
Sarah entend la cloche. Elle est inquiète, l’angoisse l’étreint. En même temps, elle reste sensible au calme étrange et singulier du lieu.
Dehors la tornade se rapproche. Les tamaris ploient sous les rafales, les premières gouttes s’écrasent sur les chemins déserts.
Sarah porte les mains à son ventre. Une contraction, sur ses jambes coule un liquide, comme si elle venait de faire pipi. Elle vient de perdre les eaux.
Affolée, elle s’allonge sur le sol et s’abandonne aux vagues de douleur qui déferlent sur elle.
Elle sent le froid de la pierre, elle a peur, elle ferme les yeux.
Dans un geste désespéré, elle sort le carnet trouvé de la poche de son imperméable et le serre de toutes ses forces entre ses mains.
Elle pense à sa grand mère, à son sourire et en même temps à sa volonté inflexible quand elle voulait quelque chose. Sa grand mère qui a toujours été la, présente, attentive, sa grand mère qui l’a accueillie chez elle, à la mort de sa mère, et qui l’a élevée avec son propre fils, de quelques années son cadet.
Sarah ferme les yeux. Elle se met à onduler et laisse la douleur labourer son corps.
Elle est seule.
Soudain, alors que les spasmes la déchirent , deux mains fraîches se posent sur son ventre, une dessus une au dessous, on glisse un coussin sous son corps arc bouté, elle entend une voix qui lui dit : “allez y, madame, poussez doucement, doucement, la voilà, je vois ses cheveux, encore un peu….là ça y est presque…le voilà, encore un peu, encore…”
Elle s’abandonne, entre dans la voix qui lui dicte les choses à faire, son corps est traversé par les contractions. C’est douloureux et en même temps elle devient la douleur qui, ainsi, s’apprivoise un peu.
Une dernière poussée, la sensation étrange de l’amour à rebours, le bébé sort et Sarah se retrouve seule, le corps moulu, abandonnée son bébé à ses côtés, la jeune femme qui l’a assistée lui sourit, et l’enveloppe d’une couverture .
Sarah se retourne , jette un coup d’œil dehors, à travers les mugissements déchaînés du vent, elle voit dans un demi sommeil passer la silhouette fantomatique d’un bateau qui hoquette et peine à travers les bourrasques pour rentrer au port.
Le bateau de Beniate rentre à quai.
Il passe Sainte Barbe et donne un coup de corne de brume, avant de se présenter et passer la balise rouge de l’entrée du port
Le ballet des sirènes de l’ambulance étourdit un peu Sarah tandis qu’on la charge sur un brancard pour la conduire à la clinique la plus proche.
Epuisée, elle ferme les yeux. Un dernier regard au bébé qui dort à ses côtés, un garçon.
Elle se laisse aller, ouvre les mains et laisse tomber le carnet de cuir marron qu’elle ’n’a pas lâché pendant la durée de l’accouchement.
Il tombe au milieu de la flaque des eaux perdues annonçant l’arrivée du bébé.
En tombant, le carnet s’ouvre. Sur la page ouverte, un bateau est dessiné, le bateau de Béniate.
Sarah sourit et, dans une demi conscience, réalise que la cloche s’est tue.
L’âme du marin s’en est allée ailleurs, chercher un promeneur imprudent, les bébés ne font pas partie des âmes à emmener au fond de l’eau.

Au petit matin, Béniate pénètre d’un pas pressé dans la chambre où Sarah et le bébé se reposent.
Ému, il prend le petit corps contre lui, et dit :
“Si tu es d’accord il s’appellera Tiago, Jacques en espagnol, tu sais, il est né sur une étape du chemin de st Jacques de Compostelle, la seule étape située entre terre et eau, la chapelle de Sainte Barbe, à St Jean de Luz, au milieu de la terre et de la mer…”
Et Sarah pense : “oui, juste au moment ou son père rentrait au port.”
Béniate lui tend le journal et en pleine page s’étale un gros titre ” Tiago : le bébé sauvé des eaux, une jeune étudiante cherchant refuge dans la petite chapelle de Ste Barbe, pour se protéger de la tornade qui a dévasté notre commune, aide une mère à mettre au monde son bébé. L’article relate ensuite comment, la jeune fille voyant que le bébé allait arrivé, est allée arrêter un automobiliste et lui a demandé de chercher des secours.
Les pompiers sont arrivés peu après, juste à temps pour accueillir le bébé.
La jeune fille, étudiante en dernière année d’études d’infirmière , a eu les gestes d’apaisement facilitant la naissance du bébé.
En partant pour suivre l’ambulance qui emmenait Sarah, la jeune fille à trébuche, sur un drôle d’objet abandonné dans l’allée centrale.
Elle se penche, ramasse un petit carnet en cuir marron, entouré d’un élastic rouge , et glisse l’objet dans sa poche…elle l’ouvrira demain…
Sarah sourit…elle prend Tiago dans ses bras, et lui donne le sein..
Le bébé tire le lait, et Sarah est envahie de plaisir.
Là bas, sur les hauteurs de Sainte Barbe, alors que le vent mugissant se calme un peu, une cloche se met à sonner d’un son grêle et fragile d’abord puis de plus en plus fort….
Tiago s’endort, Béniate s’allonge aux côtés de Sarah et murmure à l’oreille du bébé, les histoires de vent et de pluie que se racontent, les nuits de brume, à bord des chalutiers, les marins esseulés….
Il raconte à Tiago que le soir de tornade où il est né, alors que lui et son équipage étaient perdus dans la brume et que le bateau cherchait sa route, une cloche s’est mise à sonner. Au moment de passer le roc de Sainte Barbe, le feu de saint Elme est descendu de la colline, a éclairé sa route et leur a permis de trouver leur chemin à travers la tempête.
“Sans cela nous ne serions jamais arrivés à temps pour rentrer au port et alors avec ce vent force 7 , Dieu sait ce qui serait arrivé!!!”
Parfois, les soirs de tempête, dans la chapelle abandonnée, une cloche se met à sonner…nul ne sait comment ni pourquoi elle sonne…on dit que ce sont les âmes des marins perdus en mer qui appellent…
Béniate et Sarah s’endorment, le bébé rêve. il va parler, dire les esprits qui ont présidé à sa naissance . il va dire au monde les secrets que les bébés connaissent, mais, à ce moment, un ange de lumière, comme un feu de st Elme, descend du ciel et, lui touchant le menton pour y laisser une petite marque ,une fossette, il dit :
“Chuuut!!!”
Tiago s’endort et rêve de la cloche qui a sonné la nuit de sa naissance, ou d’un petit carnet en cuir vieilli que sa maman a ramassé sur le port de St Jean de Luz, un soir de novembre….

SARAH-LOUP

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1 Commentaire

  • Reply
    Chantal
    28 mars 2015 at 17 h 56 min

    Très beau récit qui tient en haleine…
    (Petit rectificatif d’une autochtone : c’est la Nivelle qui se jette à Saint-Jean-de-Luz et l’Adour à Bayonne !)

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